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Le commerce de l’ancien fleurit sur les ruines, la douleur et la mort, m’a dit solennellement de sa voix rauque la vieille Mme Mandelbaum, une fois où j’étais allée lui rendre visite dans son célèbre entresol de l’avenida Quintana, à Buenos Aires. Mais Chiara n’a jamais pris le thé avec Mme Mandelbaum, ne l’a jamais vue fumer ses cigares, noirs comme les quelques dents qui lui restent, et elle refuse d’admettre l’aspect franchement un peu charognard de notre travail. Et même, à l’opposé de ce qu’elle appelle mon cynisme, elle arbore volontiers le voile du missionnaire, la noble toge du juge tutélaire, comme si les éléments des collections que nous dispersons étaient de petits Noirs ou de petits Asiatiques, rescapés de massacres et de famines, qu’il s’agissait d’adjuger exclusivement à des musées bien équipés, des propriétaires de galeries d’une très haute intégrité, des collectionneurs à l’honorabilité prouvée, qui ne se soucient de rien d’autre que de leur bien.

Cette fois, de surcroît elle était tout apitoyée, en pensant à la déception qui attendait la propriétaire de croûtes si amoureusement conservées.

— Une chance qu’elle soit à moitié retombée en enfance, dit-elle. Elle laissera faire ses petits-fils et elle se résignera au peu qu’ils en tireront.

Pour ma part, il ne m’avait pas semblé que la vieille dame fût tellement retombée en enfance.

— J’ai l’impression que c’est encore elle qui décide de tout, objectai-je.

— La pauvre femme, en tout cas. Qui sait ce qu’elle croyait posséder. C’est toujours comme ça avec ces collections de famille : ils se montent la tête d’une génération à l’autre, ils s’imaginent qu’ils ont un grenier plein de Titien et de Véronèse… Pour moi, il n’y a rien de plus triste que de devoir leur expliquer que leur inestimable Lotto ou Palma l’Ancien n’est qu’une copie, et mauvaise encore, peinte deux siècles plus tard. Ça me fait vraiment mal au cœur.

Chiara est une excellente personne, une collaboratrice et informatrice assez dégourdie, mais elle vit, pour ainsi dire, de ses émotions peintes deux siècles plus tard. Ses apitoiements, ses enthousiasmes, ses indignations, ses ravissements ont tous un petit air de croûte, ils font partie de son abondante brocante émotionnelle. Même la « grande passion » qui l’a conduite à s’installer à Venise ne m’a jamais donné la sensation d’être authentique, autographe à cent pour cent.

Elle a rencontré je ne sais plus où ce peintre allemand néo-quelque chose ou post-quelque chose, son Uwe, et elle a planté là mari et jeunes enfants, elle est venue ici chercher une maison sur une île de la lagune, ne l’a pas trouvée, et habite maintenant un troisième étage au bout de la Giudecca, avec l’artiste qui ne vend pas, n’expose pas, ne devient personne, et à mon avis ne peint même plus ; c’est elle qui l’entretient, car elle est de famille aisée et gagne un peu d’argent avec moi. Il y en a cent, il y en a mille autres, des couples comme le sien, à Venise : femmes sculpteurs danoises, compositeurs anglais, photographes néerlandais, poétesses mexicaines, romanciers guatémaltèques, tous en ménage avec quelque compagnon d’art et d’amour, qu’ils entretiennent ou par qui ils se font entretenir. Ils ont « tout » quitté (c’est-à-dire rien, dans la plupart des cas) pour venir vivre leur rêve dans la ville la plus romantique du monde ; et ne l’oublient pas un instant, veulent, comme les touristes, qu’elle soit « rentable » jusqu’au dernier centime : ils ont payé pour être ici, et Venise doit leur en donner pour leur argent, en suggestions et en inspirations, en exaltations et sublimations variées.

Quand je me promène à travers Venise au côté de Chiara, je me sens toujours en déséquilibre : c’est comme marcher avec une chaussure sans talon (moi) et une autre avec un talon de quinze centimètres (elle). Je ne dis pas qu’elle ait tous les torts, mais il est lassant de partager ses extases devant la moindre margelle de puits, le moindre toit en terrasse, la moindre cheminée, ou – comme cet après-midi-là – devant une échappée sur S. Maria dei Miracoli.

— Superbe. Superbe. Incroyable, exhala-t-elle en s’arrêtant sous le coup de l’émotion.

Non, elle n’a pas tort, mais l’emphase avec laquelle elle et les personnes comme elle se délectent de ces miracles finit par me donner une réaction d’intolérance envers Venise elle-même.

Pour excuser ce ressentiment futile, j’allègue évidemment le caractère orgueilleux et brusque que je me suis toujours entendu reprocher, mon impitoyable aversion pour toute forme de pâmoison, défauts auxquels je ne trouve pas de remède. Mais j’allègue aussi l’autodéfense : le besoin de lui résister et de le tenir en respect, ce fameux charme du temps qui passe et des pierres usées (de Venise et d’ailleurs) qui demeurent contre vents et marées. On doit à tout prix s’endurcir, dans ce métier félin où il faut être toujours prêt à bondir ; comme le chat qui à ce moment s’élançait d’une grille dans l’étroite ruelle, arrachant à Chiara un « oh ! » effrayé : encore une émotion « vénitienne » à thésauriser.

Et c’est ainsi que de chat en chat, de canal en canal, de pont en pont, elle se balançant sur son talon démesuré et moi cheminant à ras de terre sous un ciel désagréablement pluvieux, dans le sombre vestige auquel la lumière s’était réduite à la lisière du jour, nous arrivâmes à notre seconde visite professionnelle.

Palmarin, dans son magasin d’antiquités élégant et bien fourni de la calle Larga XXII Marzo. Son impeccable veston croisé bleu marine à fines rayures blanches. Ses petites mains, ses chaussures luisantes.

Nous l’épiions à travers la vitrine tandis qu’il vaguait avec un Japonais souriant parmi des commodes, des glaces, des statues en bois, de petites tables en marqueterie. Un homme à la soixantaine dépassée, bien portée, de taille moyenne, un peu grassouillet, avec de rares cheveux blonds gominés, plaqués sur le crâne et divisés par une raie large et raide. Il espère de cette façon, grâce aussi à ses yeux délavés, ajouter à son apparence une coloration allemande ou suédoise, nationalités qui inspirent confiance. Le résultat de ces efforts est qu’il a l’air d’un vieil acteur d’opérette dans le rôle du baron cocu : ne lui manque que le monocle.

Comme antiquaire, il n’est pas doué d’un flair spécial, ni des moyens permettant de réaliser de gros coups. Si une affaire est trop importante pour lui, il essaie plutôt de jouer les informateurs, les intermédiaires, mais il est alors enclin aux grandes espérances fantaisistes : il voit partout des opportunités fabuleuses, des occasions inouïes, qui neuf fois sur dix se révèlent n’être que du vent. Comme, néanmoins, quelque chose surgit de temps à autre de son exubérance, Chiara reste en contact avec lui et, dans certains cas, à tout hasard, elle m’avertit.

On ne sait jamais, m’avait-elle dit cette fois encore au téléphone, faisant allusion à la villa de Padoue.

L’inconvénient majeur est que Palmarin n’en vient jamais au fait s’il ne vous a pas d’abord entretenu des affaires privées de la moitié de Venise, les raccordant par la formule « à propos » dans laquelle il voit sans doute le summum du doigté, la quintessence de cette habileté diplomatique pour laquelle la Sérénissime était célèbre.

Nous étions en fait à peine entrées que déjà il courait à notre rencontre avec son « à propos », pour nous informer des folles orgies où l’on se droguait, organisées par les maîtres de maison dans un palazzo connu du campo San Fantin. Desquelles orgies, à propos de restaurations que la Craig Foundation conduisait dans un autre palazzo, il passa à la sensationnelle rencontre entre Marietto Grimani et sa femme Effi, qui s’étaient trouvés face à face à Marrakech en compagnie de leurs amants respectifs, alors qu’elle le croyait seul à Venise et qu’il pensait qu’elle était à Coblence chez sa mère. Et à propos de rencontres…

Chiara, qui ne supporte pas les histoires d’infidélités conjugales à moins qu’elles ne soient motivées par une passion dévastatrice, l’interrompit d’un ton austère :

— Quant à nous, nous sommes allées voir la fameuse collection Zuanich. Et je dois dire que…

— Ah, piailla Palmarin, je m’y attendais, à ce que ce ne soient pas des chefs-d’œuvre ! Je vous dirai même que je l’espérais. Parce que, autrement, les milliards de lires pour entrer en compétition avec vous, qui me les aurait donnés ?

Il intercala, à propos, de chaleureuses galanteries en dialecte à l’adresse de ses belles visiteuses, et commença à frotter, ou plutôt à manipuler ses petites mains avec une extrême délicatesse, comme si elles étaient deux porcelaines précieuses qu’il craignait de briser.

— Mais enfin des croûtes pareilles ont été une déception pour moi aussi, dit-il. Même en achetant l’ensemble en bloc, il n’y a pas de quoi y gagner plus de quelques millions, une dizaine tout au plus, sans compter qu’une marchandise comme celle-là discrédite une galerie.

— Tandis que la villa de Padoue ? demandai-je, en venant adroitement au fait.

Palmarin jeta un rapide coup d’œil dans la rue, comme pour s’assurer que personne ne nous espionnait.

— Ah, ça, c’est une tout autre affaire, murmura-t-il.

Et il nous expliqua à voix basse que le propriétaire de l’ancienne villa, le marquis De Bei (un vieil ami, Nino, nous nous connaissons depuis trente ans), songeait à s’en débarrasser avec tout ce qu’elle contenait : il n’y allait jamais, ce n’était qu’un fardeau, et puis il devait y avoir aussi là-dessous une femme, une fille très jeune avec laquelle Nino avait été vu à Cortina. Il était veuf et avait une vieille maîtresse, la femme de Marco Favaretto, mais cinquante ans est un âge dangereux ; combien en avait-il vus, lui, Palmarin, qui avaient mangé leur patrimoine pour une minette !

Je lui demandai, à propos, si à cette villa on pouvait ou non jeter un coup d’œil.

Demain même, si cela me convenait. Demain matin, à dix heures, nous pouvions nous retrouver sur le piazzale Roma et, de là, il serait enchanté de nous accompagner en personne pour la visite, il s’occuperait lui-même de faire prévenir les gardiens par Nino. Et tout cela, il tenait à le préciser, sans prétendre à rien de particulier, de manière tout à fait amicale : si l’affaire parvenait à bonne fin, il s’en remettait à Fowke’s pour lui fixer une petite commission, à forfait, et sinon il lui suffisait d’un de mes sourires…

— Mais à propos, dis-je après avoir noté le rendez-vous, où a fini ce client japonais qui était ici quand nous sommes entrées ?

Nous regardâmes tous trois autour de nous. L’homme se tenait dans un coin, à côté d’une madone du Frioul en bois, immobile, patient, en bois lui-même. Et il nous souriait.

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